Non, à vrai dire, il m’était absolument impossible de supporter la terrible Vicky Moriarty. J’avais fini par sortir avec elle – et même par rêver d’elle – à cause du sortilège de son nom qui me rappelait le mythique Dean Moriarty de Sur la route ; mais, au bout du compte, le seul élément romanesque de la Vicky en question était qu’elle s’endormait n’importe où, à cause d’une maladie assez rare dont je n’ai jamais réussi à retenir le nom. Je ne sais plus combien de fois, au cours d’une expédition champêtre du Club des amis des oiseaux auquel elle appartenait, ils l’avaient perdue de vue, pour la retrouver cent mètres en arrière, dormant debout, appuyée contre un arbuste.
C’est qu’observer des volatiles avec des jumelles japonaises était une de ses activités préférées, et à plusieurs reprises elle avait essayé de m’entraîner dans une de leurs excursions sans intérêt dans les îles du Delta. Comme je m’y refusais, elle avait fini par me demander si j’étais jaloux de ses compagnons du Club. Quoi, moi ? Jaloux de ces imbéciles à lunettes en polo Lacoste ? Il me suffisait de les voir jongler avec les clés de la voiture à papa à tous les coins de rue près du lycée, ou ouvrir et fermer mille et une fois leurs petits couteaux suisses aux cent vingt-huit fonctions, qui étaient à la fois leur plus grande fierté et leur seul sujet de conversation, pour avoir envie de vomir pendant deux bons quarts d’heure ! En ce qui me concernait, ils pouvaient bien former un sextet et s’entresucer furieusement si ça les amusait !
Car il faut dire aussi que la seule chose qui réveillait la pénible Vicky Moriarty, c’était qu’on la baise, et autant de fois que possible. Le seul endroit où elle ne s’endormait pas, c’était au lit. Là, son visage quasi stupide, son ignoble goût vestimentaire et même son évidente incapacité à lier une pensée à une autre disparaissaient, et l’on découvrait l’un des vagins les plus lubrifiés de cette partie du monde, ainsi qu’un corps petit mais parfait, modelé par les entraînements de gymnastique sportive de son enfance, et puis perfectionné par les pathétiques mais efficaces cours d’aérobic de son adolescence.
Le mieux pour elle aurait peut-être été de se consacrer au saut en hauteur ou au culturisme, bref, à ce genre d’activité qui ne demande ni intelligence ni grâce. Mais elle avait découvert le sport en chambre et plus rien ne l’avait arrêtée dans sa quête de dépassement. C’était une fille née sous le signe de la persévérance, et la soudaine révélation de ce talent singulier l’avait incitée à approfondir toujours plus la question. Elle avait ainsi commencé à se faire dans le lycée une réputation méritée de chienne en chaleur. Je ne sais plus combien de nuits je me suis réveillé en sueur, pensant à son vagin dégoulinant et à son visage vicieux qui s’agitaient au-dessus de moi comme sur une chaise électrique. Dans ces moments-là, elle retrouvait son véritable langage, celui des gémissements et des petits cris étouffés (il est bien dommage, d’ailleurs, qu’il n’existe aucune manière légale d’exploiter commercialement un don si extraordinaire). Mais Bon Dieu, l’affaire à peine terminée, je n’avais plus qu’une envie : fuir vers le bar le plus proche pour boire un coup avec n’importe qui, ou bien faire une balade en solitaire sous les étoiles en méditant sur rien… Enfin, n’importe quoi, juste me tirer de là ! Elle avait apparemment fini par s’en rendre compte – c’était si évident qu’elle n’avait mis que quelques mois à le comprendre – car elle m’imposait de plus en plus d’obstacles avant de coucher avec moi : ma mère, ton père, les oiseaux, la tête, j’ai mal, et si on parlait un peu.
Nous en étions donc là. Moi, je lui lançais des sujets de conversation et elle les mettait en pièces en trois coups de griffe, comme une lionne maladroite déchire la main qui lui tend sa pitance. Si, au bout de quinze minutes, je n’avais pas réussi à lui faire prendre une position horizontale, je terminais dans l’avenue d’à côté, à fumer des cigarettes et à regarder passer les filles, jouissant d’une compagnie plus agréable – la mienne, sans plus. D’ailleurs, sur cette même avenue allait commencer d’un instant à l’autre l’Heure des Losers, le moment où les ratés de toute sorte et de tout âge (car il faut bien comprendre que la plupart des losers naissent losers, et que seul un effort surnaturel peut extirper un homme des mâchoires de sa destinée) envahissent la ville ; chacun peut alors se sentir réconforté d’être au moins ce qu’il est, ou éprouver un élan de compassion poétique envers le genre humain, envers tous ceux qui devront perdre une à une leurs illusions pour finir par s’égarer, seuls, dans les Déserts de la Mort, sans autre préparation que celle que peuvent offrir les programmes télévisés d’après minuit…
Enfin, bref, Vicky et moi étions assis dans le bar à côté du lycée, dans les conditions que je viens de décrire, quand vint à passer par là Julito Ayala, un de mes nombreux ennemis numéro un. Il me suffisait de voir ses cheveux orange et son visage couvert de taches de rousseur pour avoir envie de devenir moine – ou assassin, selon le jour.
– Salut, ça va ? a demandé l’imbécile, avec ce faux sourire désagréable qu’il affichait quand il n’avait personne d’autre à déranger et qu’il avait de longs moments à perdre dans la totale inutilité de sa vie. Je lui ai répondu d’un grognement qu’il a dû confondre, dans son jargon zoologique, avec une invitation à s’asseoir, puisque c’est ce qu’il a fait aussitôt.
– Qu’est-ce que vous racontez de beau ? a-t-il dit dans un spasme d’inspiration.
« Juste l’histoire d’un tas de crétins qui passent. Tu es le dix-huitième et tu ne devrais surtout pas t’arrêter de passer », allais-je lui répondre. Mais Vicky, voyant mon regard hostile, et toujours prête à m’emmerder, lui a souhaité la bienvenue. Il fallait se méfier : elle était capable de dévoiler nos bizarreries amoureuses les plus secrètes au premier attardé venu !
– On parlait de l’examen de biologie. Il paraît que c’est le phytoplancton qui va tomber.
Il a rétorqué une phrase insipide, elle s’est efforcée de se souvenir d’une information sans intérêt, et tous deux sont arrivés à une conclusion que tout le monde connaissait déjà, avec l’air de découvrir l’Atlantide.
Alors j’ai commencé à souffrir du fameux Syndrome d’Anéantissement. Je me suis progressivement enfoncé dans ma chaise, me perdant entre les circonvolutions de mon cerveau, entre les raisons de partir et celles de rester, et le désir que le monde et moi-même soyons différents et parvenions à un arrangement plus convenable pour tous les deux. Sont alors arrivés trois membres du Club des emmerdeurs professionnels d’oiseaux susmentionné, et puis quelques autres crétins. Tous sirotaient interminablement leur bière importée ou leur Coca, allumaient leurs cigarettes menthol avec des Zippo à cent pesos, prenaient des airs d’adultes et d’allumeurs de cigares professionnels, riaient des blagues fadasses de Vicky comme s’ils se trouvaient devant la réincarnation de Groucho Marx. En réalité, je suppose qu’ils étaient tous drogués par la fumée rose et extrêmement sucrée qui semblait jaillir de son panty orange, et ils ne pensaient plus qu’à gravir peu à peu les échelons de son monde pour parvenir enfin à coucher avec elle.
Mais ouvrons maintenant une légère et très excusable parenthèse.
Pour vous dire qu’avant, au tout début de mon adolescence, ma vision du Paradis était pour le moins curieuse : une table avec cinq ou six personnes qui tiendraient une conversation sans la moindre difficulté – pas comme quand il y en a tout juste deux et que les sujets de discussion dépérissent à vue d’œil ; moi, je serais assis dans un coin, sans me soucier de rien d’autre que de boire des bières, de fumer des cigarettes et de faire des commentaires spirituels ou cyniques qui orneraient ou saboteraient la conversation principale ; sans oublier, bien sûr, la présence d’une belle fille pleine de suave cordialité, dont l’attention et l’amour seraient lentement captés par mon flot d’ingéniosités. Vous vous demandez sûrement en quoi j’étais différent de tous ces pauvres types dont je viens tout juste de vous parler. Et là, vous me décevez. Car, enfin, je crois que vous êtes déjà en âge de savoir que, dans ce bas monde, tout est dans la manière, les faits importent peu.
Mais bon : à cette époque lointaine, j’étais – ou je me croyais – trop timide pour nourrir de plus grandes ambitions. Et, cet après-midi-là avec Vicky, cela faisait déjà un certain temps que j’étais entré dans le monde des adultes précoces qui n’aspirent qu’à obtenir ce qu’ils désirent le plus tôt possible. Cette table à laquelle j’étais assis était loin de me paraître le lieu idéal pour cultiver mon esprit. Les participants au débat sur l’examen de biologie étaient déjà huit ou neuf, et tous n’avaient qu’une idée en tête : procéder à un examen de la biologie de Vicky car, dans ces années-là et dans ce lycée-là, il n’y avait pas beaucoup de filles qui se laissaient faire. C’est pourquoi tout le monde, même les types habituellement les plus silencieux et les plus trisomiques, parlait en expert quel que soit le sujet abordé.
Tout à coup, j’ai décidé que je n’en pouvais plus. Je me suis levé et j’ai dit à Vicky :
– Bon, on y va ?
Elle m’a regardé comme si j’avais perdu la tête : bon sang, partir ? Quand elle venait de trouver sa propre vision du Paradis ! Neuf jeunes admirateurs (idiots ou pas, elle s’en fichait) qui parlaient autour d’elle, rêvant de coucher avec elle, la langue pendante, le cerveau atrophié et le sexe radioactif. Évidemment, elle a refusé, arguant que je ne pouvais jamais tenir en place, qu’elle se trouvait bien là et que, si je voulais, je n’avais qu’à partir. Alors, bien sûr, j’ai été obligé de partir : cette salope de Vicky ne m’avait pas laissé d’autre choix. De plus, ma conception personnelle de l’élégance des instants comme justification face à l’absurdité de la vie risquait d’en prendre un sale coup si je restais là ne serait-ce que quelques secondes de plus.
Les neuf imbéciles ont dû se pétrifier de bonheur en me voyant perdre ma place, au bord du ridicule, laissant la porte ouverte à la première dose d’amour libre de leur vie après les prostituées dominicaines payées avec l’argent de leurs parents aux alentours de Punta del Este. Mais ça m’était égal : j’avais une bonne heure devant moi avant que les cours ne reprennent et j’avais bien l’intention de la mettre à profit le mieux possible. Et, bien sûr, me lamenter ne faisait pas partie de mes plans. Comme disait mon père, « si tu es blessé, ne le montre à personne, même pas à toi ». Ou, comme j’ai l’habitude d’ajouter : « Ne déteste pas demain ce que tu peux détester aujourd’hui. »
Alors je suis parti à la recherche de mon ami Arnoux. Je savais où le trouver, car il s’asseyait toujours sur le même escalier pour avaler sa nourriture et attendre un miracle providentiel qui viendrait le propulser vers les étoiles. C’est qu’Arnoux était quelque chose comme le prototype du loser. Je ne veux pas parler ici du loser romanesque, cet individu passablement bellâtre et intelligent qui perd toutes les occasions de « devenir quelqu’un » à cause de l’alcool et de sa rébellion, plus ou moins active, contre les lois de ce monde. Non. Arnoux était plutôt le pauvre type, gentil et complexé, plein de complications invisibles, ce genre de personne qui, un beau jour, disparaît sans laisser de souvenir précis, ou qui même se dissout dans un souvenir composite, rassemblant trois ou quatre personnages de son acabit en un seul. Je ne sais pas quelle bourse il avait décrochée pour atterrir dans ce lycée de bourgeois. Il était le fils d’un très vieux concierge qui n’en finissait pas de mourir, et plus personne ne se souvenait que son prénom était Antonio : tout le monde l’appelait par son nom de famille. Mais, à vrai dire, le plus souvent personne ne l’appelait, point barre : il faisait tant d’efforts pour passer inaperçu que même les professeurs semblaient avoir oublié son existence et lui mettaient une note médiocre et invisible, sans prêter attention à ce qu’il faisait ou ne faisait pas.
Je n’étais pas allé le voir depuis quelques jours car j’avais été très occupé à essayer de dépanner cet appareil électroménager détraqué qu’était devenue ma petite poupée Vicky. Je ne sais pas pourquoi je me sentais très à l’aise avec Arnoux, surtout depuis que les autorités du lycée avaient démantelé la Société du cran d’arrêt (dont je n’ai jamais été réellement membre, mais plutôt sympathisant ou quelque chose comme ça) et expulsé mes rares amis en les accusant d’être des ivrognes ou des sociétaires. Peut-être parce qu’Arnoux était quelqu’un qui ne demandait jamais rien et qui vous recevait toujours avec le sourire. Depuis que j’avais dépassé la crainte que ce genre de personnes suscite chez les gens normaux – celle de voir leur malheur devenir contagieux –, j’aimais beaucoup faire un petit tour du côté de son escalier et avoir avec lui une conversation banale sur le football ou la musique. Je connaissais déjà ses opinions, qui n’étaient pas nombreuses, tout juste une poignée, et je trouvais un étrange plaisir à les lui faire énoncer. J’aimais la stabilité du personnage : ainsi, tandis que le monde et mon cerveau étaient le théâtre de centaines de cataclysmes, lui demeurait toujours le même, gardant les mêmes avis et les mêmes habitudes.
Mais vous imaginez bien, après tout ce que je viens de vous dire, que cet après-midi-là Arnoux ne m’attendait pas sagement assis sur son éternel escalier. J’ai demandé de ses nouvelles à deux grosses filles à lunettes qui papotaient dans le coin, et j’ai appris qu’on l’avait surpris la main dans le sac à dos de quelqu’un et qu’on l’avait expulsé du lycée sur-le-champ.
Les petites boulottes avaient l’air navré, mais pas exagérément. À vrai dire, elles semblaient plutôt gênées par leur rôle, comme quiconque se voit obligé d’annoncer une tragédie qui, en réalité, le laisse indifférent ou le fait doucement rigoler. Ou peut-être pas – en fait, je ne sais plus quel air avaient ces pauvres filles. Sous mes pieds, le sol se fissurait.
Il devait y avoir une erreur. Ça ne pouvait pas être vrai. Ces gens qui n’ont jamais rien de mieux à faire que de rire du plus faible, et qu’on trouve toujours par centaines d’exemplaires jusque dans le plus petit lycée, devaient lui avoir tendu un piège pour s’amuser un peu. Comme la fois où ils avaient convaincu Trubba le bègue que Bonifetti, la fille la plus jolie de l’établissement, était amoureuse de lui, pour l’attendre ensuite avec une caméra vidéo et filmer sa trébuchante et pathétique déclaration d’amour. Ça leur était égal de briser une vie. Pauvre Arnoux. Quelle existence s’ouvrait maintenant devant lui ? La honte éternelle. Partout où il irait, cette rumeur le suivrait. Le voleur de trousses. Il ne serait même pas protégé par l’aura fascinante du crime ; il ne serait jamais plus qu’un pauvre diable ; personne ne le craindrait, mais tous le regarderaient avec méfiance. Il ne pourrait plus aller chez personne sans se faire déshabiller et fouiller en partant. Ils utiliseraient des lampes infrarouges pour lui examiner le derrière, de peur qu’il n’y ait introduit un stylo ou Dieu sait quels improbables trésors domestiques. Mais enfin, le plus probable était qu’on ne le laisserait plus entrer nulle part. Il serait obligé de quitter le pays. Peut-être l’univers.
Pourquoi cela me touchait-il tant ? Comme je l’ai déjà dit, j’avais fini par éprouver une certaine affection pour cette étrange petite créature. Mais il y avait quelque chose de plus important : il s’était transformé en une sorte de dérivation parallèle de mon existence, comme une possibilité de ma vie qui aurait suivi son cours indépendant au-delà de moi-même. Moi aussi, j’aurais pu être Arnoux, j’aurais pu être ce petit garçon timide et craintif qui a abandonné tout espoir de participer ne serait-ce qu’aux plus petits événements de la planète. Peut-être que nous aurions pu être lui, nous tous – ou du moins toutes les bêtes curieuses de mon genre. Si je m’étais laissé vaincre par l’hostilité du monde extérieur, par la difficulté des mouvements et des mots, comme j’ai été si souvent sur le point de le faire – comme je l’ai si souvent fait en réalité –, si cet abandon avait été total et non occasionnel, si ma furibonde personnalité ne s’était pas interposée entre mon absence de caractère et le reste du monde, qui sait comment tout cela se serait terminé, à quel taudis dostoïevskien la vie m’aurait condamné, à cause de mon incapacité à accomplir ses commandements les plus élémentaires…
C’était un moment crucial. Car si le monde osait faire du mal à un type aussi inoffensif qu’Arnoux, nous étions tous en péril. Nous serions tous hués et promenés dans les rues comme des phénomènes de cirque, comme des tigres édentés, sans la moindre particule d’orgueil derrière laquelle nous protéger du ridicule et du mépris des foules d’imbéciles froussards subitement enhardis.
J’ai commencé à revenir vers le bar, par réflexe, mais au bout de quelques mètres je me suis arrêté. Il était évident que tous ces minus n’allaient pas abandonner leur position stratégique, faisant le siège du vagin de Vicky, et que le sujet Arnoux avait déjà été traité avec une voracité absolue, comme une petite branche fragile jetée dans l’obscure chaudière de la conversation frivole, faisant passer les êtres les plus méprisables et abjects pour des individus perspicaces et raisonnables, et écrasant les créatures les plus dignes de la pitié de tous les cœurs de l’univers sous le poids de la honte et des sous-entendus.
Je m’étais déjà suffisamment humilié en exposant mes principes sans raison valable, juste pour une stupide petite nana au vagin doré. J’ai décidé que je me rendrais chez Arnoux, puisqu’il était évident que personne d’autre que moi n’irait jamais le voir, même pas ces filles à lunettes et appareils dentaires, dont on finit par confondre l’extrême timidité avec de la bonté.
J’ai marché en longeant le golf, entre les mûriers aux fruits blancs et les blocs d’immeubles qui se voulaient élégants, construits là où s’élevaient jadis les bidonvilles du Bajo Belgrano. Je suis arrivé à l’immeuble où le père d’Arnoux était concierge et j’ai sonné pendant un bon bout de temps. Finalement, une porte s’est ouverte au fond du couloir et la mère de ce saint cleptomane est venue vers moi, avec un visage hostile qui trahissait un excès de larmes et de Valium.
– Oui ? m’a-t-elle demandé. C’était la première fois que je la voyais, même si j’avais déjà raccompagné Arnoux à plusieurs reprises.
– Je voudrais voir Antonio.
– Antonio est en train de se reposer.
Je crois que, jusque-là, je n’avais jamais entendu prononcer deux fois de suite son prénom. J’ai insisté en le répétant une troisième fois, et sa mère a répliqué en le répétant encore. Elle semblait plus fatiguée qu’une 2 CV des années soixante. Il était clair que, pour elle, notre conversation devait finir au plus vite. Mais je lui ai expliqué que j’étais un ami d’Antonio, que j’avais besoin de le voir, qu’on avait commis une injustice. Elle m’écoutait en silence, trop droguée pour réagir. Quelqu’un qui devait sans doute être le petit frère d’Arnoux est alors apparu et a demandé :
– Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
J’ai répété une fois de plus ce que j’avais déjà dit, mais les mots s’emmêlaient dans ma bouche et disaient finalement tout autre chose, tandis que la peur de les vexer me paralysait de plus en plus. Quelque chose ne tournait pas rond : mère et fils me regardaient comme si j’étais devenu fou, et seule une fatigue extrême les empêchait de me répondre ou de me chasser à coups de pied.
Finalement, son frère m’a fait signe de le suivre et s’est engagé dans le couloir vers l’appartement, au rez-de-chaussée d’un immeuble décrépit. Il n’y avait pas beaucoup de lumière, mais je crois me souvenir que le domicile des Arnoux était tout encombré de vieilleries, que partout il y avait des caisses et des meubles couverts de tapis ou de draps déteints, mais que cependant quelqu’un (la mère, je suppose) essayait de donner un semblant d’ordre à tout cela, distribuant sans compter des fleurs en plastique, des photos encadrées et des napperons brodés, avec un dévouement qui pouvait attendrir ou donner froid dans le dos.
Le frère d’Arnoux m’a guidé jusqu’à une chambre minuscule. Il a hésité, puis a ouvert une petite armoire secrète et s’est mis sur le côté pour me laisser regarder. Pour que, moi aussi, j’aie ma petite vision de l’Enfer, qui me tiendrait compagnie jusqu’à la fin de mes jours.
C’était hallucinant. Il y avait là une interminable collection de stylos, taille-crayons, gommes, compas, rapporteurs, étiquettes, règles, porte-plumes, cutters, petits ciseaux ; quelques-uns très chers et colorés, d’autres vieux et presque méconnaissables, beaucoup portant encore le nom du premier propriétaire, indices de milliers de vols méthodiques et systématiques commis pendant de nombreuses années. Tout cela était rangé d’une façon incroyablement pointilleuse, identifié par des étiquettes sans doute elles aussi volées : c’était là le butin que le silencieux Arnoux avait amassé au cours de ces dix dernières années, démantelant les trousses parfaites de centaines d’élèves appliqués et insupportables.
Je n’ai pas prononcé un mot. J’ai quitté l’immeuble (pas de trace d’Arnoux, plus tard me parviendrait la rumeur de son internement en clinique psychiatrique) et j’ai erré dans la rue pendant un temps qui m’a semblé très long : j’avais fini par sécher les cours sans même y avoir pensé. J’ai fait tous les magasins de disques de l’avenue Cabildo, mangé des hot dogs dans la galerie commerçante habituelle puis regardé passer les filles jusqu’à me trouver définitivement paralysé sur un capot de voiture, épouvanté par la quantité de vies que je ne pourrais jamais vivre, terrifié d’avoir entrevu mon étrange destin qui me guiderait toujours vers les portes les plus tristes et les plus solitaires, m’éloignant imperceptiblement du reste des êtres humains jusqu’à ce que toute ressemblance avec eux devienne purement fortuite.
Le soir tombait. Je me suis approché d’une cabine et j’ai composé le numéro de Vicky Moriarty. Deux fois de suite, à quelques minutes d’intervalle, j’ai entendu, sans oser dire un mot, sa voix cassée et ondulante répéter « allô… allô… ». La troisième fois, elle a dit : « Je sais que c’est toi, K. J’en ai marre de tes caprices. Comment tu as pu me laisser toute seule au milieu de ces tarés ? Je ne veux plus entendre parler de toi. »
Elle n’a pas raccroché. Elle est restée là, respirant très fort dans le combiné du téléphone. Bon sang, même sa respiration suintait le sexe frénétique ! Je l’ai écoutée un bon moment puis, toujours sans dire un mot, j’ai raccroché.
Et je jure que ça m’a fait un peu mal, parce que je savais que ce ne serait pas facile de retrouver un vagin comme celui-là. Mais bon, c’était comme ça.

Dur est le chemin de l’homme de cœur.

« And if anybody asks me : “Is it easy to forget ?”
I say : “It’s easily done
You just pick anyone
And pretend that you never have met” »
I Don’t Believe You (She Acts Like We Never Have Met)
, Bob Dylan

Qu’est-ce qui m’a pris ? Qu’est-ce qui m’a fait prendre le train dans la direction contraire ? La direction contraire à celle où m’attendaient ma maison, ma femme, mes livres et tous mes projets d’avenir ? L’influence de la Lune, peut-être ? Ou un déclic inattendu dans mon cerveau ? Ou simplement la beauté fantasmatique de cette gare déserte, qui semblait m’inviter à toute une vie de gares désertes ? Je ne sais pas, je ne sais pas du tout, mais je peux vous assurer qu’à peine monté dans le wagon je me suis senti bien. Incroyablement bien.
Il était minuit passé et le train était presque vide : un Hindou somnambule par-ci, un Arabe lève-tôt par-là. J’avais l’habitude de prendre ce train tous les soirs lorsque je travaillais comme enquêteur téléphonique, à mon arrivée en France. À cette époque, je finissais la journée si anéanti que je n’aurais jamais pensé à faire autre chose qu’à rentrer chez moi me coucher.
C’était un wagon tout neuf qui sentait encore le plastique. Peut-être qu’à un autre moment j’aurais trouvé les couleurs pastel des sièges d’un goût discutable, mais ce soir-là elles m’ont rappelé des détails idiots de mon enfance : les couleurs d’une piscine gonflable, de vieux draps « Pacman ». En fin de compte, une des choses les plus difficiles de la vie à l’étranger, c’est cette incapacité à partager ses souvenirs les plus stupides, qui sont souvent aussi les plus émouvants : une vieille émission de télé, une chanson nulle, une expression passée de mode… De ce point de vue-là, me marier avec une femme autochtone n’avait peut-être pas été une bonne idée. Il y a des moments où parler d’une tablette de chocolat est plus important que parler d’art ou du sens de l’existence.
Mon ami Thomas et moi avions toujours des discussions à ce sujet. Lui disait que, ce qui lui plaisait le plus chez une femme, c’était cette sorte d’énigme ou de mystère qui devait la séparer à jamais de lui. Il cultivait l’incompréhension comme d’autres cultivent l’exotisme. Il accumulait les amantes de toutes les provenances : Égyptiennes, Japonaises, Ouzbeks, Mexicaines. Je suppose que c’était sa façon de voyager sans presque jamais quitter la région parisienne. Pour l’embêter, je lui disais que c’étaient là de véritables vices d’autochtone (« autochtone », « indigène », « aborigène », c’est les termes que j’ai toujours utilisés pour parler des Français en France), et que cette énigme inaccessible qui le fascinait n’était le plus souvent qu’une accumulation de détails banals du temps passé : des personnages de sitcom, de vieux tubes stupides, des jingles de crackers qui traversent jour et nuit nos cerveaux volubiles.
Les minutes s’écoulaient, et par la fenêtre défilaient des maisons de plus en plus vieilles, de plus en plus clairsemées. Et des poteaux électriques, des ponts sur des fleuves, des affiches publicitaires, des fragments de forêts. Je me suis affalé sur mon siège et je me suis étiré avec délice. J’ai respiré profondément cette odeur de plastique neuf, qui est comme une odeur de vide et qui me paraît le meilleur arôme pour commencer un voyage. Même si je ne savais pas si mon affaire était un voyage ou autre chose. « Excursion » m’a semblé le mot qui convenait. J’ai sorti mon carnet de ma poche et je l’ai noté. Je me sentais heureux comme un scout qui part en pique-nique.
Cependant, après un certain temps, quelque chose a commencé à m’énerver : un Noir qui parlait, en criant sur son portable, à une femme qu’il assurait ne pas connaître. Tout le temps, il répétait son prénom (« Diana ») et disait : « Non, je ne sais pas qui tu es. » Puis il s’est mis à répéter d’autres noms, de connaissances communes, que la femme lui soumettait ; il réfléchissait un moment, puis répondait : « Non, ça ne me dit rien… » Il avait une voix grave de professeur de gymnastique et il imitait la façon de parler des rappeurs de banlieue.
Sans le voir, j’arrivais presque à imaginer comment il devait bouger les bras et la mâchoire, comme s’il était dans un clip de gangsta rap américain. J’ai toujours détesté cette mystique du gangstérisme de vidéo-clip qui s’épanouit dans les banlieues européennes. Pourquoi ne vont-ils pas faire un tour du côté est de Los Angeles ou, mieux, dans les banlieues chaudes du tiers-monde, si ça les amuse tellement, pour voir s’ils en reviendraient vivants ?
Le type continuait à rapper des noms de gens et à nier les connaître. Je me suis dit que j’aurais fait exactement la même chose si j’avais voulu effacer toute ma vie passée. Il me suffirait de prendre les différents noms qui la constituaient et de les vider un à un de leur substance, de les transformer en de simples mots, des traces de vieux rêves ou de vieilles lectures, dépourvues d’une signification claire. Pour voir si ça marchait, j’ai commencé à m’entraîner avec des personnages secondaires que je pouvais éliminer facilement sans que le reste de l’édifice de ma vie n’en pâtisse. Ce camarade de volley-ball de mon adolescence, surnommé « la Chose », avec qui on jetait des pommes de pin sur les passants depuis la fenêtre du bus ? Dehors ! Cet énergumène du nom de Grillo Trubba avec qui on arpentait la rue des cinémas pendant des heures, en volant des magazines dans les boutiques et en entrant boire de l’eau chez les glaciers ? Dehors lui aussi ! Et des connaissances de vacances, des camarades de travail pathétiques, des gens des banlieues de Buenos Aires dont j’ai visité les maisons quand je travaillais comme enquêteur de rue, des imbéciles en tout genre, des compagnons de soûlerie qui ont émigré au Mexique, en Israël, dans quelque province perdue. Ouste, tout le monde, retour à l’obscurité dont vous n’auriez jamais dû sortir !
Ce n’était pas un exercice trop périlleux : c’étaient tous des gens incapables de se défendre. Les difficultés ont commencé quand je me suis attaqué à des gens plus importants : à chaque fois, il y avait d’autres personnages qui se dressaient du fond de ma mémoire pour s’interposer. Je ne pouvais pas extraire les souvenirs un par un. Je devais effacer tout à la fois, ou rien.
Je ne sais pas pourquoi je me suis souvenu alors de ma femme, Lucille, et plus précisément de différents vêtements qu’elle avait l’habitude de porter, de l’émotion que je ressentais autrefois quand je les sortais du lave-linge. Plus ils étaient vieux et usés, plus ils m’émouvaient, car plus nombreux étaient les souvenirs qu’ils me rapportaient (des souvenirs que j’aurais eu du mal à mettre au clair, mais dont l’imprécision faisait justement la force). C’est pour ça que je m’étonnais toujours quand elle se plaignait de n’avoir rien à se mettre. J’espère que vous ne penserez pas que je suis fou, ou sournoisement radin, si je vous dis que j’aurais aimé qu’elle continue à porter à jamais les mêmes tee-shirts troués, les mêmes vieux pull-overs.
Enfin, je crois que je n’ai jamais trop aimé le futur. Mon mot préféré serait sans doute « réminiscence ».
Tout à coup, j’ai eu l’idée qu’il n’y avait peut-être personne à l’autre bout du fil. Je veux dire : que le Noir du train ne faisait là que nous jouer la comédie. Aucune femme saine d’esprit n’aurait supporté si longtemps ce baratin ; n’importe qui aurait aussitôt raccroché, et Dieu sait si les femmes aiment le faire. Bien sûr, il y a aussi des femmes détraquées, mais il s’agit là d’un domaine dans lequel je me suis un peu spécialisé dans ma jeunesse, et je peux vous garantir qu’il n’existe aucune dame capable de supporter ce genre de chose.
Mais pourquoi quelqu’un se mettrait-il à parler en criant avec personne, sur un portable, dans un train de nuit ? Un écrivaillon quelconque qui aimerait faire le malin dirait que « c’est là le propre de la condition humaine ». Foutaises. J’ai réfléchi à plusieurs hypothèses. La plus évidente : il le fait pour se donner de l’importance, vis-à-vis de lui-même ou des quelques voyageurs assoupis qui l’entourent (on a le public qu’on peut). La plus biscornue : pour s’entraîner à une conversation future, au cas où une femme qui l’aurait ignoré décidait de lui revenir quand il serait riche et célèbre. Ou peut-être le type s’imaginait-il qu’il parlait à Diana Ross, ou à Lady Di dans l’au-delà. Ou encore, il pouvait s’agir d’une nouvelle thérapie, recommandée par des psychanalystes déséquilibrés ou par des livres new age aux ventes astronomiques : « Gagnez en auto-estime en niant ceux qui vous ont blessé. » Le genre de livre que Lucille lisait quand elle voulait me provoquer.
Puisque j’étais en train de me surprendre moi-même, ça m’a semblé cohérent de me voir me lever et de demander intempestivement au rappeur téléphonique :
– Tu ne parles avec personne, n’est-ce pas ?
– Quoi ? a-t-il crié, et il a dit au téléphone : « Attends une seconde, il y a quelqu’un qui me parle. » Et il m’a crié à nouveau : « Qu’est-ce que tu dis ? »
– Que tu ne parles avec personne. Qu’il n’y a personne à l’autre bout du fil. C’est ça, non ?
– Ça ne va pas la tête ? s’est-il exclamé, et il a dit à son mystérieux interlocuteur : « Attends, je reviens tout de suite. J’ai une affaire à régler. »
L’affaire allait tourner à la bagarre. Les Hindous du wagon s’étaient réveillés et s’efforçaient de regarder ailleurs. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais toujours plus obsédé par l’idée de découvrir la vérité.
– Prête-moi ton portable, s’il te plaît.
– Quoi ?
J’ai tendu la main d’un geste autoritaire. Le Noir s’est jeté en arrière et a dit à l’appareil :
– Je dois raccrocher. Je te rappelle.
Il a fermé son téléphone et m’a regardé, l’air mauvais.
Son geste avait rendu inutile toute tentative de vérification.
– Alors ? a-t-il dit, et il s’est mis en garde.
Tout à coup, c’est comme si je m’étais réveillé. Comment en étais-je arrivé là ? Tout était foutu. Il ne me restait que la fuite. La fuite en avant ou en arrière. J’ai manœuvré un peu et j’ai réussi à mettre une ou deux rangées de sièges entre l’ami de Lady Di et moi.
– C’était personne, n’est-ce pas ? je lui ai dit, pour gagner du temps.
– Tu te fous de ma gueule ?
– C’est vrai ou pas ?
– Tu te fous de ma gueule ?
Soudain, le train s’est arrêté dans une gare comme les autres, avec un nom composé du style « Saint-Donat-sur-l’Herbasse ». Je n’ai pas hésité une seconde. Je suis sorti du wagon, quoique sans courir : la course attire toujours la poursuite. Le Noir m’a lancé quelques insultes à propos de je ne sais quelle race, la porte s’est refermée et voilà.

Une fois le bruit du train évaporé, il s’est fait un grand silence. J’ai fermé les yeux et j’ai commencé à distinguer des chorales de grillons, le bruit du vent, un extracteur d’air lointain, et même des voix. J’avais été le seul à descendre là, mais juste en face il y avait un bar PMU qui, miracle de la campagne française, était ouvert malgré l’heure tardive.
C’était le parfait archétype de ce genre de rade. Une décharge municipale aurait été plus propre. Une prison, plus accueillante. Et surtout, surtout, c’était plein d’aborigènes hostiles ; ils en avaient toutes les caractéristiques : les moustaches touffues, le regard vitreux, le parler incompréhensible. Thomas me disait toujours que j’exagérais l’hostilité des autochtones. « Ces étrangers qui n’ont même pas l’air d’étrangers et qui viennent nous prendre nos femmes ! », lui disais-je, en imitant l’accent de quelque campagne inexistante. Je me suis souvenu de nos rires d’alors, et ça m’a donné des frissons dans le dos.
J’ai commandé un café et je me suis assis à une table solitaire. J’ai sorti mon carnet et je me suis mis à noter des détails de l’endroit : l’odeur de désinfectant, les cafards qui profitent de l’obscurité pour venir déglutir un reste de sandwich… Certains soirs, avec Lucille, on finissait aussi dans des bars comme celui-là. Je me souviens d’une fois où un déluge presque tropical nous avait surpris dans un coin perdu du onzième arrondissement. Je me souviens de l’eau qui dégoulinait de ses cheveux, de la façon dont elle riait, du café imbuvable qu’on nous a servi. Je crois que Thomas était aussi avec nous, ce soir-là, et qu’il a fait un commentaire lapidaire sur les lieux de ce genre. Moi, en vérité, j’ai toujours eu une certaine sympathie pour ces bars-là, surtout le soir, lorsqu’ils sont déserts. Quand on me parle d’un bar affreux, j’imagine plutôt un endroit bondé, rempli de touristes et de riches autochtones présomptueux, où l’on passe de la musique pseudo-latino et où l’on sert des cocktails aux noms anglo-saxons.
Alors est apparue la patronne – une blonde bien en chair au regard incroyablement sympathique. Il y avait quelque chose en elle qui m’a immédiatement réconforté, comme si elle comprenait d’où je venais, ou avait quelque notion d’où j’allais. « Vous cherchez un hôtel, monsieur ? », m’a-t-elle demandé, en essuyant une table avec un chiffon. Autour d’elle, les habitués me lançaient des regards noirs.
À vrai dire, je ne sais pas pourquoi la femme me demandait ça, car je n’avais pas de valises ni rien qui puisse me cataloguer comme voyageur. Enfin, je suppose que lorsque quelqu’un va à la dérive, ça doit se voir sur son visage, ou du moins que ceux qui sont passés par là reconnaissent facilement leurs semblables.
Je lui ai dit « non, merci » et j’ai préféré ne pas donner d’explications, ne rien inventer qui aurait pu m’entraîner dans des mensonges intenables. Je me suis senti mal à l’aise, j’ai bredouillé quelques mots et je suis parti. J’ai rôdé dans ce village inconnu, essayant de me perdre, mais je finissais toujours par revenir à la gare. J’ai essayé alors d’emprunter l’une des directions qu’indiquaient les flèches, le nom d’un village dont je ne me souviens même pas, et je suis arrivé jusqu’à la route.
J’ai marché pendant un bon moment, traversant des villages fantômes, essayant de garder l’esprit vide. Mais je n’arrêtais pas de me souvenir de certaines conversations avec Thomas, à l’époque où j’aurais encore utilisé le mot « ami ». Nous étions nés à tout juste quelques mois de différence, à des milliers de kilomètres de distance, et ça nous amusait de dire que nous étions frères, des frères perdus. Mais je suppose que, malgré tous mes efforts, j’étais encore un peu sous le choc, car je n’arrêtais pas de chercher et de trouver des indices de notre situation présente dans des conversations que je croyais avoir oubliées.
Pour penser à autre chose, j’ai essayé de comprendre ce qui s’était passé dans le train. Encore une fois, qu’est-ce qui m’avait pris ? D’habitude, je ne me fourre pas dans ce genre de guêpier. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire, après tout, si ce pauvre type voulait parler à la princesse Diana, ou faire croire que le fait qu’il connaisse ou pas je ne sais qui puisse avoir de l’importance pour qui que ce soit ? Mais le pire c’est que, tandis que je m’enfonçais allègrement dans la gueule du loup, je n’étais même pas réellement là ; je continuais à ruminer tout seul dans mon coin, à chercher les mots justes que je dirais à Thomas ou à Lucille, au cas où je les retrouverais quelque part. Ou les mots que j’aurais dû dire. Je voyais et revoyais la même scène. Je préparais une belle phrase, pleine de sous-entendus : « Depuis quand, cette préférence pour les autochtones ? » Mais c’était nul. Nul à chier. Et surtout, ça ne servait à rien.
Finalement le jour s’est levé. Je suis entré dans un village pareil à tous les autres : la rue déserte, l’église fermée, les bancs couverts de mousse. Un panneau avec le nom du bled barré, qui nous annonce qu’à peine entrés, nous sommes déjà en train d’en sortir. De grandes balles de foin. Des vaches qui nous regardent avec méfiance. Le vieux couple de paysans qui sort voir si le monde est toujours là, ce matin.
Je me suis assis à côté de la route et j’ai commencé à arracher l’herbe et à la déchirer en petits morceaux, comme lorsque j’étais enfant. Chaque voiture qui passait était comme une détonation, sur fond sonore de chant d’oiseaux. Les collines ressemblaient à un vieux tableau, le fond d’une toile magnifique que sûrement personne ne peindrait jamais. Et le ciel, le ciel était quelque chose d’indescriptible. Je ne me souviens pas du nom du peintre dont ce genre de ciel était la spécialité ; vous savez bien : des nuages partout, gris, blancs et noirs, et au milieu un mince rayon qui représente Dieu, ou la grâce, ou les très rares chances que nous avons d’atteindre un jour la rédemption. Je crois avoir lu ça dans un bouquin. Je n’ai jamais compris grand-chose à la peinture. Lucille se moquait toujours de ma façon de confondre un peintre avec un autre, et plus généralement presque tout le monde avec presque tout le monde, toute chose avec une autre, un état d’esprit avec un autre état d’esprit. Je suppose que ça ne devait pas être facile de vivre avec quelqu’un qui, la plupart du temps, se déplace comme un fantôme dans la vie réelle. Quelqu’un dont on ne sait jamais à quoi il pense et qui finalement est juste en train de batailler tout seul avec des mots, ou de tenter d’insuffler sa propre vie à l’une de ses doublures dans le monde de la fiction…
En fin de compte, comme tout le monde, je finis toujours par écrire la même histoire. Il faut juste gratter un peu et les voilà : les éternels petits garçons qui feignent d’être des hommes et qui à la fin, comme nous tous, je suppose, finissent par devenir transparents. Nous pouvons alors voir l’enfant effrayé qui actionne les manettes du robot en forme d’homme, d’adulte, dans lequel il a été enfermé. Je leur fais faire toutes les choses que je n’ai jamais su faire : claquer des portes, réagir quand il faut, partir à temps, montrer un amour ou une haine violente pour chacun des objets de ce monde…
S’il ne me restait encore un peu d’amour-propre, ce serait là l’occasion rêvée de m’apitoyer sur moi-même. Mais bon, j’ai beau faire des efforts, je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois où j’ai pleuré, et je ne crois pas que je me mette à le faire maintenant.
Voilà. Il est peut-être simplement temps que moi-même je devienne transparent, une fois pour toutes. Je suppose que vous l’avez déjà compris : il n’y a plus de maison, ni de femme, ni de livres, il n’y a plus aucun endroit où retourner. L’avenir est comme une tache floue à l’horizon. Une voiture qui passe, prête à nous envoyer dans le décor.
C’est juste le début d’une autre saison fantôme, comme il y en a déjà eu d’autres, dans ma vie.
Enfin, bonne chance, Lucille, Lucy, Lou, où que tu sois à cette heure.
Et bonne nuit à Thomas de ma part.
Dites-vous que je suis juste parti en excursion dans le temps passé. Faire un long pique-nique dans les terres de l’oubli.

Je venais de montrer à Claudio P. quelques nouvelles que j’avais écrites, très fier parce qu’on allait les publier dans une pseudo-revue du coin. Mais, comme toujours, sa réaction n’a pas été précisément celle que j’attendais.
– Non mais qu’est-ce que tu vises avec ça ? Tu n’es pas assez grand pour savoir que le monde de l’art ne marche pas comme ça ? Qu’est-ce que tu crois – qu’en écrivant quelques belles-petites-nouvelles tu vas entrer dans l’Histoire de la Littérature ? Tu es tombé sur la tête, ou quoi ?
J’ai éclaté de rire. Je connaissais Claudio et je savais que ceci annonçait une longue série d’énormités : il valait mieux que je cache toutes mes précieuses convictions derrière un sourire insouciant si je voulais qu’elles survivent aux fléchettes empoisonnées de la tribu de déments sur le pied de guerre qui fréquentent à tout moment son cerveau. Il était dix heures du soir, un mardi de décembre, nous étions dans un hall d’immeuble assez grotesque, buvant au goulot d’une bouteille bleue un vin allemand à cinq pesos qui n’était pas mal du tout.
– Ne rigole pas, mec, je te parle sérieusement. Tu es quoi finalement, un écrivaillon d’atelier d’écriture ? Je ne croyais pas que tu en étais encore là. Tu ne te rends pas compte qu’aucun écrivain ne devient célèbre pour ce qu’il écrit, mais plutôt pour cette sorte d’anecdote magistrale qui résume en trois ou quatre mots toute son œuvre, même si ça n’a rien à voir avec elle ? Regarde les types les plus connus : pourquoi Henry Miller est-il célèbre, pourquoi se souvient-on de lui dans les conversations de café, dans les magazines people et jusque dans les fanzines les plus miteux ? Parce qu’il était ivrogne, pique-assiette et scandaleux. Et peu importe s’il l’était vraiment ou non. Et puis le reste : Rimbaud, parce qu’il a écrit jusqu’à l’âge de vingt ans, qu’il était vagabond et qu’on ne sait pas s’il était gay, qu’on a failli lui coller une balle dans la tête, et puis parce qu’il est parti vivre en Éthiopie où il est devenu trafiquant d’esclaves ou je ne sais quoi (avec une anecdote pareille, même l’écrivain le plus pathétique deviendrait célèbre, n’est-ce pas ?). Pavese, parce qu’il s’est tué, et parce qu’il était dépressif et italien, ce qui, en littérature, constitue une anecdote en soi. Conrad, parce qu’il a été marin. Chesterton, parce qu’il était catholique dans une Angleterre protestante (vu d’ici, ça n’a pas l’air d’une grande anecdote, c’est pourquoi presque personne ne se souvient de lui). Kerouac, parce qu’il voyageait en stop. Sartre, parce qu’il était bigleux, tombeur et existentialiste. Saint-Exupéry, parce qu’il était aviateur. Kafka, parce qu’il souffrait, et qu’ensuite il nous a fait le coup du siècle en crevant de tuberculose et en demandant à un pote de tout brûler. Et puis, tu as des types comme Bukowski ou Artaud, qui sont en eux-mêmes de pures anecdotes : tu n’as même pas besoin de les lire pour connaître ce qu’ils écrivent. Et je doute même que quelqu’un se risque réellement à le faire ! Je suppose que c’est plus excitant de les porter sous le bras et de parler d’eux dans les troquets de l’avenue Corrientes en abusant gratuitement d’adjectifs sans défense !
– Mais il y a d’autres exemples, Claudio. (Malheureusement, aucun ne me venait à l’esprit.) Il y a des tonnes d’écrivains sans anecdote.
– Ceux-là, il n’y a que les écrivains qui les connaissent, des types comme De Queiroz, Thomas Mann ou un autre dont, tu vois, je ne me souviens plus. Mais même ceux-là doivent avoir leur anecdote – même si ce n’est qu’une anecdote pour initiés – qui les distingue du reste, de ceux qui tombent en cours de route, ceux dont personne ne se souvient. Et puis, tu as ceux qui créent des personnages qui les dépassent complètement, comme Peter Pan, ou Tom Sawyer, ou Sandokan. Mais ceux-là, il n’y a que les enfants qui les lisent. Ce que veulent les adultes, ce sont des anecdotes. Des anecdotes ! Des a-nec-dotes !
Claudio hurlait. Il avait les yeux injectés d’alcool, la langue un peu vacillante, et les gens changeaient de trottoir dès qu’ils nous voyaient, à cinquante mètres. J’ai essayé de le calmer en partageant un peu son absurde ironie.
– Oui, mais… Et ceux qui ont à la fois un personnage et une anecdote ?
– Ceux-là deviennent des classiques, comme Cervantès, qui ne s’est pas contenté d’être manchot, mais qui a aussi écrit le Quichotte. Je pourrais continuer à te citer des exemples pendant des heures. Homère, parce qu’il était aveugle. Beckett, parce qu’il était déprimé. Shakespeare était si bon qu’on n’a pas eu d’autre recours que d’inventer que ce n’était pas lui qui écrivait, mais un autre, qui était finalement Shakespeare. Ce qui n’explique rien, mais présente au moins l’avantage d’embrouiller un peu les choses – bref, la méthode scientifique habituelle. Hemingway, lui, a lancé une nouvelle mode : s’approprier plusieurs terrains de la vie humaine comme si on venait de les inventer, et en faire sa marque de fabrique. Dans son cas, c’était la chasse, la pêche, le whisky. Mais ça peut être n’importe quoi d’autre : l’héroïne, les labyrinthes… Ça simplifie le travail des journalistes. Et puis, bien sûr, en dehors de la littérature, il y a les best-sellers, qui sont simplement des livres sans auteur. Les anonymes modernes. Et les ouvrages de développement personnel, les biographies de gens célèbres (dans ce cas, c’est le mort qui fournit l’anecdote), les livres scandaleux, ou sur des thèmes scabreux, polémiques ou à la mode, mais rien de tout cela n’est sérieux. Et tout ce qui est sérieux, mais qui n’est ni anecdotique ni pittoresque, est tout simplement ennuyeux à mourir.
– Et les écrivains russes ? Quelle est l’anecdote de Dostoïevski, de Tchekhov, de Tolstoï et de tous ces types-là ?
– C’est qu’ils sont russes, point barre ! Je crois même qu’il doit y avoir des mecs qui se passent leurs bouquins en se disant : « Lis-le, celui-là : c’est un Russe. » Avec toute cette neige, tous ces taudis, tous ces noms imprononçables, avec le tsar d’un côté et Staline de l’autre, il semblerait que les Russes aient reçu une licence pour souffrir et faire souffrir tout le monde sans perdre un milligramme de dignité… Qu’est-ce qu’il y a, petit ? Tu n’es pas pas encore convaincu ?
– Bon, c’est vrai qu’il y a pas mal de cas. Kipling, parce qu’il a vécu en Inde. Hesse, parce qu’il se prenait pour Bouddha. Rilke, parce qu’il était toujours malade et qu’il est mort en se piquant avec l’épine d’une rose…
– Mais non, les éditeurs ont inventé cette anecdote une fois le gars mort d’une inflammation pulmonaire. Tu n’étais pas au courant ? C’est le même truc qu’a utilisé Dylan Thomas : le bonhomme était agonisant sur son lit d’hôpital et, soudain, il a eu une frousse terrible de ne pas avoir laissé derrière lui l’œuvre et l’anecdote suffisantes pour que les siècles suivants s’apitoient sur sa mémoire. Alors, il a zigzagué jusqu’au bar le plus proche, y a pris quelques verres, en est revenu et a dit sa phrase la plus célèbre, celle des dix-huit whiskies, qui en plus allait très bien avec le titre de son premier livre… ce qu’on n’oublie jamais de souligner sur les quatrièmes de couverture de ses bouquins. Et ça a marché. Depuis, tout le monde se souvient de lui. C’est que, comme souvent l’écrivain lui-même a du mal à rester bien collé à sa propre anecdote, et qu’arrivé à un certain âge il commence même à se révolter contre elle, ou à s’y résigner en croyant naïvement que l’Histoire va prendre la peine de séparer le bien du mal, et l’artiste de son personnage, alors que l’Histoire n’est que l’anecdote élevée à la énième puissance, car en fin de compte…
Claudio est resté silencieux quelques secondes, comme s’il se demandait où il était et comment il en était arrivé là, puis il a éclaté de rire :
– Enfin, laisse tomber. Ma phrase s’est barrée n’importe où, mais la vérité, c’est ce que tu sais déjà, ce que tout le monde sait : dans la lutte éternelle et acharnée d’un auteur contre son propre personnage, il n’y a jamais de meilleur écrivain que l’écrivain mort. Mais ne te presse pas, m’a-t-il dit en me retenant par le bras, comme s’il avait peur que je ne me jette sous un bus, en quête de l’Éternité. D’abord, tu dois écrire quelque chose de plus lisible que ça, a-t-il ajouté, en me montrant d’un geste assez dédaigneux le classeur de mes laborieuses nouvelles, oublié sur les marches de l’escalier du hall.
– Mais non ! Ici, en Argentine…
– En Argentine, c’est pareil ! Ou plutôt pire, parce qu’il n’y a pas de place pour tant de monde. Les Européens et les Américains sont connus sur toute la planète. Les Argentins, avec un peu de chance, le sont en Argentine, jusqu’à ce que leur personnage devienne suffisamment pittoresque, et alors ils s’exportent tout au plus en Amérique latine. Et dans le reste du monde, tous, même les ennemis littéraires les plus acharnés, sont obligés de partager une seule anecdote archirebattue, celle d’être argentins, ce qui n’intéresse presque personne. Car il faut comprendre que nous vivons entre les mains de la presse, la plus grande trafiquante d’anecdotes de l’histoire de l’humanité. Regarde ce qui se passe ici : Borges, l’écrivain aveugle. Cortázar, celui qui est parti en France. Arlt, l’enragé qui écrivait mal, comme disent avec un sourire complice les professeurs de lettres un peu psycho-gauchistes sur les bords. Sábato, l’écrivain rabat-joie, donc profond. Girondo, le surréaliste. Sarmiento, le héros national qui, en plus, écrivait. Quiroga, qui vivait au milieu de la jungle. Pizarnik, celle qui a été internée dans un hôpital psychiatrique. Cette anecdote a été si grandiose qu’elle a fait des ravages : toutes les adolescentes se sont mises à écrire comme si elles venaient de sortir de l’asile et prenaient du Rohypnol à longueur de journée. Après, il y en a bien deux ou trois de plus, mais les autres, personne ne les connaît, sauf, avec un peu de chance, les autres écrivains qui, bien sûr, se détestent tous entre eux.
– Et Bioy Casares ? Quelle est l’anecdote de Bioy Casares ?
– Eh bien, qu’il était l’ami de Borges. Apparemment ça lui a suffi. Et quand Borges est mort, en quelque sorte il lui a succédé, et on a découvert qu’il possédait sa propre anecdote : il était riche, il avait des terres, il était beau gosse… Enfin, c’était un play-boy ! Et justement, à cette époque, tout cela a cessé d’être une honte pour devenir une vertu très convoitée… Alors, ce qu’il te faut, ce n’est pas seulement du talent, mon petit gars. Ne perds pas ton temps à écrire des conneries, comme tous les petits écrivains d’aujourd’hui. Si tu as des ambitions et que tu aspires à cette absurde éternité que représente l’histoire de la littérature, ce qu’il te faut, c’est une bonne anecdote. Quelque chose de facile et de percutant, très fort ou très tragique. Quelque chose qui fasse que les braves gens se disent : « Ah, Germán Kramer, ce garçon qui écrit ! Celui qui n’a jamais connu sa mère ! »
J’ai été tellement surpris par cette dernière remarque que j’ai failli laisser tomber la bouteille à moitié vide. Claudio a continué :
– Enfin, à toi de voir. Qu’est-ce que tu crois, que Beckett ne rigolait jamais, qu’il était toujours déprimé ? Il est même probable que Borges voyait quelque chose ! Il suffit d’être un peu malin, c’est tout.
– Et qu’est-ce que je fais ? Je me teins les cheveux en vert ?
– Non, ça, c’est des trucs de rocker. Là, c’est du sérieux. Ça pourrait faire un bon détail, mais du coup il faudrait que tu passes ton temps à dire des choses incompréhensibles et à jouer les modernes. Je ne crois pas que ça te réussirait. Tu pourrais tromper les magazines, mais pas la postérité.
– Alors ?
– Eh bien, tu pourrais commencer par parler d’une enfance difficile, un père qui te frappait, tous ces trucs ressassés mais qui marchent toujours. Les gens adorent le malheur d’autrui. Que tu sois là-haut, mais que tu souffres comme un pachyderme… Attends, laisse-moi réfléchir… Quoi d’autre ? Avec ça, ça ne suffit pas…
– Et l’écrivain rocker ?
– Non, s’il te plaît, pas ça ! À l’heure actuelle, tous ceux qui ont moins de soixante ans écoutent ou ont écouté du rock. Ce qui serait bizarre, ce serait que tu te peignes la gueule comme un Papou et que tu fasses la danse de la pluie à tous les salons du livre. Mais ça, tu ne peux pas l’inventer du jour au lendemain… Ça y est ! Pourquoi je n’y ai pas pensé avant ? Le fils de l’officier nazi !
– Quoi ?
C’en était trop. Mon cerveau avait commencé à se liquéfier sous l’effet de l’alcool et mes oreilles avaient cessé de répondre de ce qu’elles entendaient. Il fallait arrêter tout cela avant qu’il ne soit trop tard.
– Tu ne m’as pas raconté l’autre jour que ton père était un officier nazi ?
– Mais tu es complètement fou ! Je t’ai dit que mon père avait combattu pendant la guerre, mais il n’était que soldat. En plus, c’était plutôt vers la fin, vers 1945, et il avait à peine dix-huit ans ! En réalité, il allait surtout à une sorte de colonie de vacances des Jeunesses hitlériennes.
– Ça n’a aucune importance. Personne ne va te demander des papiers. Est-ce qu’on a demandé à Conrad les papiers qui prouvaient qu’il avait réellement été marin ? Non, tout le monde l’a cru sans broncher. Et puis, en réalité, tant mieux : qu’il y ait des détracteurs, que l’on fasse des enquêtes, que des énergumènes apparaissent pour dire que ton père était indien, ou qu’il était né à Tucumán, ou qu’il est allé à tel ou tel lycée… Ou, je ne sais pas, que tu es le neveu de Hitler, pourquoi pas ? Ça ferait une bonne couverture de magazine. En plus, ta mère était un peu juive, n’est-ce pas ?
– Non, rien à voir.
– Oui, mais il y avait quelque chose de ce genre… Quelque chose qui la mettait, théoriquement, dans le camp opposé à celui de ton vieux.
– Je ne sais pas… (Je me suis efforcé de rire, avec le peu d’énergie qui me restait.) Elle militait au parti communiste quand elle était à l’université…
– C’est pareil. En tout cas, dis que ton arrière-grand-mère était un peu juive, qu’elle s’appelait Slotopolsky, ou quelque chose du genre. Ou qu’on t’a fait une bar-mitsvah par erreur, un soir que le rabbin était saoul. Peu importe. Tout ce que tu prétendras être vrai, si c’est suffisamment anecdotique, ce sera vrai. La vérité n’est que le sédiment qui reste de tous les mensonges les plus colorés ! Rentre chez toi, écris quelque chose sur ton père et après, si tu veux, on le lit ensemble. Je peux être ton agent. « Le fils de l’officier allemand. La connexion argentine. L’or nazi. Le fils du SS et de la trotskiste raconte tout dans son nouveau livre. » Le coup littéraire du siècle. Ça ne peut pas foirer.
– Tu te fous de ma gueule ?
– Non. Rentre chez toi et écris. Tu ne disais pas que tu avais du talent ? Maintenant il faut le prouver ! Brode un peu : s’il a tué un type, mets qu’il en a exterminé cinq mille.
– Mais mon vieux ne m’a jamais rien raconté de la guerre ! Une fois, il m’a même juré qu’il n’avait tué personne. Et ça fait plus de dix ans qu’il est mort !
– Alors écris qu’il en a tué cinquante mille, car tu vas avoir besoin de beaucoup plus de foi et de force dans ton mensonge. Vas-y. Si tu as un problème, appelle-moi.

Et c’est comme ça que j’ai fini par écrire ce livre absurde.